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Morgan Adou, professeur en Humanités
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« Il faut en finir avec cette idée que Balzac ou Chateaubriand, c’est incompréhensible »

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C’est l’heure de la pause déjeuner au collège Jacques-Prévert de Marseille. Morgan Adou, professeur en Humanités, ne décroche pas pour autant. Il veille d’un œil sur les membres du club d’échecs et répond à nos questions avec une conviction chevillée au corps : « la beauté sauvera le monde. » Entretien.

Que faites-vous dans la vie, Morgan Adou ?

Je suis professeur certifié de philosophie. Actuellement je sors d’un contrat doctoral et j’ai un poste d’ATER à l’université d’Aix-Marseille. Et j’ai commencé à donner des cours sur les campus de l’Institut Louis Germain en décembre 2020.

Quelles différences avez-vous pu constater par rapport à vos conditions habituelles d’enseignement ?

À l’Institut Louis Germain, on dispose d’un cadre plus serré, avec des classes aux effectifs restreints. Ça permet de prendre le temps, de regarder ce qui se passe dans les cahiers des élèves, et de les pousser à aller un peu plus loin. Je les fais parfois étudier des livres qu’on conseillerait plutôt à la classe au-dessus. Un exemple : j’ai fait lire Un roi sans divertissement de Jean Giono à une classe de troisième. C’est un livre qui m’avait marqué étant lycéen, un roman métaphysique, une surprise sous la plume de Giono. 

Les élèves ont-ils été touchés par cette œuvre ?

Oui, je crois qu’ils ont été sensibles au fait qu’on puisse parler de philo à partir d’un texte littéraire. En l’occurrence, ils ont été marqués par le thème de l’ennui et les effets qu’il a sur nous. Ce que vit le personnage, ils le vivent aussi : quand je m’ennuie, je pense à des choses désagréables et j’essaye de fuir cela en me divertissant. 

On les touche à chaque fois qu’ils font la liaison entre une œuvre et leur vie quotidienne ou leur monde intérieur.

Est-ce que certaines méthodes pédagogiques mises en place lors de vos cours ont particulièrement porté leurs fruits ? 

Je fais toujours des dictées, puisque c’est un prérequis de l’Institut Louis Germain, mais quand je note, j’enlève un point par faute. Peu importe la faute : une majuscule, un accent… Au début, ils sont un peu étonnés par le côté très punitif. Je n’ai pas peur de les sanctionner et même d’en rigoler avec eux. Mais en quatre jours, ils peuvent voir une vraie progression.

Quel est l’état d’esprit des élèves ?

Il y a deux profils qui reviennent souvent. Ceux qui sont déjà très bons et qui veulent à tout prix s'appliquer, aller plus loin, apprendre plus de choses, explorer de nouvelles notions. Ce sont des élèves très en avance sur leur classe au collège ou au lycée. Et ceux qui n’ont pas des résultats exceptionnels, mais qui veulent à tout prix consolider leurs acquis et trouver la clé pour progresser. Globalement, on ressent une forte détermination.

À quoi ça tient ?

C’est quelque chose qui vient d’eux mais qui est aussi alimenté par un discours de vérité. M. Puel leur présente l’Institut Louis Germain en leur disant : « Est-ce que vous voulez faire des grandes études ? Si oui, on va vous aider. » Ça les responsabilise.

Avant de rentrer à l’Institut Louis Germain, ils sont souvent dans le flou. Ici, on les guide, on les aide à choisir. Il y a des conférences sur l’orientation des lycéens. 

Cela crée un horizon d’attente et d’ambition avec cette idée qu’aucune porte ne leur est fermée a priori.

Selon vous, quels bénéfices les élèves retirent-ils de leur participation aux campus ?

Avant tout, l’amélioration de la langue. C’est radical. Ils font des dictées. On regarde leur cahier tous les jours et on ne laisse passer aucune faute. Si quelque chose n’est pas acquis, on le refait. 

Ensuite, la méthode de travail. Ils apprennent à travailler un peu plus en profondeur. Ils apprennent à apprendre. On n’a pas peur de leur donner une charge de travail importante : 60 pages à lire pour le lendemain. 

On travaille aussi beaucoup la méthodologie. On fait, on refait, on explique. Si les lycéens ont besoin de faire des explications de texte pendant quatre jours, on le fera et on ne laissera personne à la traîne, sans comprendre. 

Quels changements constatez-vous chez eux ?

On voit certains élèves se métamorphoser. Je pense à Fayma : au début, elle avait du mal à comprendre le niveau d’exigence, sur la méthode notamment, le fait que je la reprenne systématiquement. L’année dernière, elle a eu 20 à son oral de français. Elle a gagné le grand prix de l’éloquence des lycées sur scène à La Cigale. Ce n’est pas uniquement grâce à moi, mais elle a compris que l’exigence paye. 

Est-ce qu’il vous arrive de vous reconnaître dans le profil de certains élèves ? 

Oui, quand j’étais au collège ou au lycée, j’avais beaucoup de facilités, mais pas forcément l’environnement pour exploiter ce potentiel. J’ai grandi à Gardanne, une petite ville minière à côté de Marseille. C’étaient des milieux très populaires et autour de moi il y avait beaucoup de jeunes qui avaient des capacités non exploitées, qui ne pouvaient pas l’être.

Je ne savais même pas ce que c’était qu’une prépa, par exemple. J’aurais aimé qu’on vienne me dire : « C’est possible. Ça existe. » Quand je vois les élèves de l’Institut Louis Germain, je me dis qu’ils ont cette chance. Attention, ils la méritent : ils se lèvent le matin, ils sacrifient une partie de leurs vacances, ils sont très appliqués. On accompagne des talents, des potentiels incroyables. 

Comment s’articule l’action de l’Institut Louis Germain avec celle de l’Éducation nationale ?

L’Institut Louis Germain ne vient pas corriger les manques du système éducatif, mais s’appuyer sur ce que font déjà les enseignants de l’Éducation nationale. C’est dans les établissements REP ou REP+ que vous allez trouver les équipes les plus soudées, les gens les plus déterminés. 

On vient les appuyer, pas les remplacer. On vient combler ce qu’ils ne peuvent pas faire en classe par manque de moyens. C’est complémentaire. 

À votre avis, quels sont les enjeux éducatifs les plus urgents à adresser ?

L’expression écrite et orale. Je le dis aux élèves : ce n’est pas possible de ne pas écrire en français, de prendre un mot pour un autre. C’est un marqueur, un indicateur social. Et c’est fondamental pour réussir dans toutes les matières.

Il faudrait que les élèves lisent 50 pages par jour. Ils n’auraient même plus besoin d’apprendre les règles de grammaire. En voyant vivre la langue, en vivant dans la langue, on peut se passer des règles. Et aussi écrire quelques pages par jour. 

Pensez-vous que la littérature peut changer la vie des adolescents ?

« La beauté sauvera le monde », disait Dostoïevski. En lisant, on met en mouvement notre sensibilité. Avec Balzac, par exemple, ils découvrent la destinée de Lucien de Rubempré, qui a de grandes ambitions et se retrouve dans le caniveau. C’est libérateur car souvent cette sensibilité n’est pas assez stimulée par leur environnement. Ils peuvent faire cette expérience en lisant et ensuite en parler avec nous. 

Comment essayez-vous de stimuler leur curiosité afin qu’ils développent leur culture générale ?

J’essaie de relier les œuvres à leur expérience personnelle et à leur façon de penser. Comment ? D’abord en les accompagnant dans leur lecture pour qu’ils comprennent bien ce qu’ils sont en train de lire. En ce moment, on étudie La fille aux yeux d’or de Balzac. C’est un langage un peu compliqué. Il y a une scène scandaleuse. Un personnage vient de séduire une fille à qui il a promis des choses incroyables. Et puis après l’avoir possédée dans le boudoir, il sort, il fume son cigare et il va jouer au casino. À la première lecture, les élèves ne se rendent pas compte de l’énormité de la situation. Je m’assure qu’ils comprennent bien pour les faire réagir.

L’objectif, c’est de casser le filtre que les élèves ont posé inconsciemment entre eux et le texte. On les aide à faire sauter les freins mentaux qui se sont mis en place du fait de leur environnement socioculturel, leurs propres doutes ou fragilités... Il faut en finir avec cette idée que Balzac ou Chateaubriand, c’est incompréhensible. 

Certains pensent que le français n’est pas fait pour eux mais quand on prend le temps, tout le monde finit par s’incliner devant la beauté du texte.